Par: Anonyme
Posted: January 14, 2019
1La Banque des fermiers de Rustico a existé de 1864 à 1894. (La Banque a reçu sa charte en 1864, mais elle fonctionnait informellement depuis 1861.) Située à l’Île-du-Prince-Édouard, une des 10 provinces du Canada actuel, cette institution financière, entièrement gérée par les fermiers de cette région de l’Île, était située dans cette paroisse acadienne (francophone).
Les colons acadiens se sont installés à partir de 1720 dans cette île qui était habitée par les Mi’kmaq (les autochtones de la région). Ils y viennent nombreux surtout entre 1748 et 1756 afin d’éviter la déportation de la Nouvelle-Écosse (Acadie) par les Britanniques. En 1758, la majorité des habitants acadiens de l’Île sont déportés en France par les Britanniques. Parmi ceux qui évitent la déportation en se réfugiant sur le continent, plusieurs reviennent s’établir dans l’Île. Toutes les terres de l’Île, devenue colonie britannique, avaient été attribuées, par une loterie tenue à Londres, à des Britanniques. C’est ainsi que les fermiers acadiens devinrent rentiers et devaient payer un loyer annuel. Comme plusieurs étaient trop pauvres pour payer ce loyer, ils devaient quitter la terre qu’ils avaient défrichée et recommencer ailleurs.
C’était la situation que le Père Georges-Antoine Belcourt découvrit à son arrivée comme curé de la paroisse de Rustico en 1859. À l’époque, Rustico était la plus importante des 7 paroisses acadiennes de l’Île. Il est utile de préciser que c’est grâce à l’évêque anglophone de l’Île que Belcourt avait été recruté dans l’archidiocèse de Québec. Précédemment, le Père Belcourt avait été missionnaire dans l’ouest, c’est-à-dire au Manitoba actuel et dans le Dakota-du-Nord, auprès des populations autochtones et métis. Comme il avait préparé une pétition, signée par 977 Métis, demandant la fin du monopole du commerce de la Compagnie de la Baie d’Hudson, une grande entreprise capitaliste, on l’avait retiré de ce territoire. Il est présumé que les autorités politiques de l’époque avaient fait pression sur l’archevêché de Québec pour le retirer de ce territoire. Après plusieurs années au Dakota-du-Nord (territoire des États-Unis) il était recruté pour venir à l’Île.
Assez rapidement, en constatant la pauvreté des fermiers de Rustico, il a proposé la création d’une Banque des fermiers afin de répondre à leurs besoins de crédit. À l’époque, les fermiers ne pouvaient pratiquement pas obtenir des prêts des banques commerciales, car le taux d’intérêt dépassait 20%, et la période de remboursement était de 3 mois au maximum. Ce qui est impossible pour des fermiers, car l’échéance arrive avant la récolte.
Les fermiers ont adhéré au projet. À partir de 1861, des activités informelles débutèrent. Cependant, afin d’en faire une institution officielle, une loi a été adoptée par l’Assemblée législative de l’Île-du-Prince-Édouard en avril 1863. Comme c’était avant la création du Canada en tant que pays (1867), il était nécessaire d’obtenir l’assentiment du gouvernement à Londres. La Charte fut octroyée en 1864, malgré un fort scepticisme devant un si petit projet. En effet, le capital initial prévu était de 1 200 £, équivalent à 3 600$ dollars à l’époque. Elle commence ainsi ses opérations, incluant l’autorisation d’imprimer ses propres billets de banque.
La loi instituait un Conseil d’administration de 12 personnes, dont la moitié changeait chaque année. Afin de constituer le capital initial, 1 200 actions ont été mises en vente. La loi stipulait qu’une seule personne ne pouvait détenir plus de 10% des actions. De plus, la loi favorisait les détenteurs d’une seule action. Ainsi, lors de l’assemblée annuelle, le détenteur d’une action avait un vote. Pour obtenir 2 votes, il fallait avoir 10 actions, 3 votes nécessitaient 20 actions, etc. Comme les conseils d’administration successifs ont toujours été composés en totalité par les fermiers, c’est le signe qu’ils avaient le contrôle. En fait, il semble que certaines personnes de l’extérieur achetaient plusieurs actions afin d’aider la Banque à constituer son capital afin de faire des prêts.
Afin de comprendre la philosophie inhérente de la gouvernance de la banque, l’extrait d’une lettre du Père Belcourt est fort significatif :
« Vous désirez beaucoup connaître comment des pauvres gens peuvent devenir Banquiers? C’est un secret qui contient en effet assez d’intérêt pour piquer la curiosité; eh bien! voici comme nous faisons sans demander comment font les monsieurs, (les capitalistes.) Les officiers sont au nombre de 12, dont un Président, Trésorier et secrétaire, et les autres conseillers, éligibles tous les ans par les actionnaires. Les 3 premiers officiers, ceux en fonction, sont élus des douzes, par ce conseil. Leur office est honoraire, et d’ici à ce que leur charge leur donne trop de besogne, ils agissent pour l’honneur et non pour l’argent, (ce ne ferait pas l’affaire de ceux qui aiment plus l’argent que l’honneur). »
Ainsi, dans cette lettre de 1862, écrite à un ami en France, il est évident que le projet était bien préparé, et ce avant l’adoption de la loi en 1863.
Pendant les 30 années d’activité, la Banque imprimait sa propre monnaie (échangeable avec les autres monnaies). Même si la plupart des activités se déroulaient en français, les billets de banque étaient bilingues. La principale activité était de consentir des petits prêts pour les fermiers, à des taux variants entre 6% et 8%. Les périodes de remboursement variaient entre 6 et 12 mois. La banque dégageait des surplus, dont une partie était versée en dividendes. À travers les années, le capital s’est accru jusqu’à 21 000 $. Dans les dernières années, il y avait également des comptes d’épargne.
La Charte de la Banque des fermiers de Rustico a été prolongée à deux reprises par le Parlement canadien, en 1883 et en 1891. Hélas, à la suite de diverses pressions, la Charte n’a pas été prolongée au-delà de 1894. Entre autres, la Loi des Banques du Canada de 1871 stipulait qu’un capital de 500 000 $ était nécessaire afin d’opérer comme banque au Canada. En agissant ainsi, les grandes banques capitalistes s’assuraient d’éliminer toutes les petites banques, dont la Banque de Rustico était sans doute la plus petite, 25 fois moins que le minimum requis. Malgré tous les efforts des grandes banques de la faire disparaître, elle a néanmoins réussi à se maintenir jusqu’en 1894, entre autres parce qu’elle avait obtenu sa Charte avant la formation du Canada en 1867.
La notion de coopérative n’était pas encore bien connue, car la première coopérative était celle de Rochdale en Grande-Bretagne (1843). En français, la notion est apparue quelques années plus tard en France. Il n’y n’avait évidemment pas encore de législation sur le sujet. Néanmoins, selon les témoignages et écrits d’historiens, elle fonctionnait selon les grands principes coopératifs modernes. La Banque était contrôlée par les personnes et non pas par le capital. Pendant toutes ses années d’existence, les 12 administrateurs étaient des fermiers de Rustico. Le gérant était souvent un fermier et d’autres fois un enseignant de l’école locale.
Quelques renseignements supplémentaires
Bien qu’elle n’utilisât pas le mot coopérative dans son nom, on peut certes certifier qu’elle a été une pionnière des premières caisses d’épargne et de crédit, appelées caisses populaires au Canada francophone. En effet, ce n’est qu’en 1900 qu’Alphonse Desjardins fondait une première Caisse populaire à Lévis. Il est fort possible qu’Alphonse Desjardins a pris connaissance de l’existence de la Banque des fermiers de Rustico, car il était sténographe officiel à la Chambre des Communes à Ottawa à partir de 1892, donc avant la fermeture de la Banque. Aux États-Unis, la première Caisse populaire aurait été instituée à Manchester dans l’état du New Hampshire en 1909, dans une communauté francophone, avec l’aide d’Alphonse Desjardins. Même si la Banque n’était pas un caisse populaire formelle, on peut certes prétendre qu’elle a joué un rôle de précurseur.
À la même époque en Allemagne, Friedrich Wilhelm Raiffeisen créait en 1864, la Heddesdorf Credit Union afin d’aider les fermiers Allemands à s’acheter du bétail, des équipements, des graines et autres nécessités pour l’agriculture.
La coïncidence est frappante. Dans les deux cas, les activités démarrent la même année, en 1864! C’était pour répondre aux besoins des fermiers, ce qui est normal, car à l’époque, une majorité de la population vivait en monde rural.
Les idées du Père Belcourt, qui prononçait des conférences dans les autres paroisses francophones de l’Île, auraient probablement inspiré la création d’une association de type coopératif, dès 1862, deux ans avant que la Banque des fermiers reçoive sa charte. Une Banque de grains de semences a été créée dans la paroisse de Baie d’Egmont.
Des enseignements pour nous en 2018 ?
Il est fort important de constater que la création d’outils de résistance aux effets négatifs du capitalisme a une longue histoire. Comme on peut le voir dans la lettre de 1862, le capitalisme était une notion répandue.
La loi des banques, dictée par les grands banquiers capitalistes, rendait inéluctable la disparition de la Banque des fermiers de Rustico. Il est également fort possible que quelque l’insuccès du Père Belcourt de convaincre d’autres communautés acadiennes de créer une telle institution n’a sans doute pas aidé.
Malgré le fait que cette Banque a été obligée de cesser ses opérations, les coopératives dans les régions acadiennes de l’Île se sont considérablement développées, surtout après la Deuxième Guerre mondiale. Notamment dans les domaines de la pêche, des caisses populaires, des magasins coopératifs et bien d’autres encore. Dans les temps récents, une association de citoyens de Rustico s’est constituée et a réussi à faire reconnaitre en 2007 l’édifice où était logée la Banque, Lieu historique national du Canada de la Banque-des-fermiers-de-Rustico.
Nous avons un devoir de mémoire pour ces initiatives qui ont inspiré les générations suivantes, y compris l’auteur du présent article qui est né dans une autre paroisse acadienne de l’Île.
Tout comme en 1864, nos sociétés sont toujours dominées par ce modèle capitaliste, maintenant mondialisé. On peut même affirmer que ce modèle a accentué les inégalités entre les pays, et à l’intérieur des pays. C’est un résultat inévitable de l’accaparement de 50 % de la richesse mondiale par 1% de la population, principalement située dans les pays dits développés. Cette situation crée un terreau fertile pour les guerres, les extrémismes et fondamentalismes, sans parler des déplacements de dizaines de millions de personnes, plus que jamais. Modèle qui produit également le réchauffement de la planète, qui affecte les plus pauvres de la planète.
La prise de conscience de cette situation, ainsi que la nécessité de se donner les moyens de survivre, partout sur la planète, suscite depuis environ une trentaine d’années un fort renouveau de réponses non capitalistes qui sont en droite ligne des initiatives de ces pionniers du XIXe siècle.
Aujourd’hui, se reconnaissant principalement dans la notion d’économie sociale solidaire (ÉSS), des réseaux mondiaux se créent afin de s’entraider et de faire la promotion d’une économie, et d’un monde, organisés par et pour les populations afin de répondre à leurs besoins et non aux besoins du capital. C’est la solidarité et non la compétitivité qui prime.
La vision de ces pionniers du 19e siècle est la même que celle qui inspire le Réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale solidaire (RIPESS) dans lequel l’auteur est impliqué depuis 2004. Le capital doit être au service des humains et non pas l’inverse.
1 Merci à l’historien Georges Arsenault pour les contributions importantes concernant la partie historique du présent article.
Yvon Poirier a une longue histoire dans les mouvements syndicaux et sociaux au Québec et au Canada. Entre autres, il était président pour la mise en place de la Corporation de développement économique communautaire (CDÉC) de Québec en 1994, et membre du Comité organisateur des Rencontres mondiales de développement local tenues à Sherbrooke (Québec) en 1998. De novembre 2003 à juillet 2013, il a coédité un bulletin électronique mensuel international sur le développement local durable publié en 4 langues. Il est membre du RCDÉC depuis 2003, d’abord comme membre individuel et depuis 2012 il représente la CDÉC de Québec.Il est impliqué dans la représentation internationale du RCDÉC depuis 2004.
Son implication internationale la plus importante est dans le Réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale et solidaire (RIPESS). Il a participé à de nombreuses activités du RIPESS dans les différents continents et siège au Conseil d’administration du RIPESS depuis octobre 2013. Il a également participé à plusieurs Forum Sociaux Mondiaux (FSM) et il représente le RIPESS au Groupe de travail Inter-institutions de l’ONY sur l’ESS.
*Les opinions exprimées dans des billets de blogue sont celles de l'auteur; elles ne reflètent pas nécessairement celles du RCDÉC.